A propos
"Un exemple de structure d’hébergement à long terme pour personnes âgées où il fait bon vivre : la Résidence Beauregard !"
- Article publié sur le site internet www.mythe-alzheimer.org (nov. 2014)
Cet article, dont certaines parties ont été reprise dans les rubriques du présent site internet, est proposé intégralement ci-après. Il peut également être téléchargé, au format .pdf.
L’entrée dans une structure d’hébergement à long terme – que celle-ci se nomme (selon qu’elle est belge, suisse ou française) « maison de repos et de soins », « maison de retraite », « établissement médico-social (EMS) » ou « établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) » – est rarement choisie par les personnes âgées et elle est le plus souvent contrainte par des éléments extérieurs (en particulier, la perte d’autonomie dans le fonctionnement quotidien suite à un problème de santé). Bon nombre d’aînés évoquent d’ailleurs cette perspective comme un de leurs pires cauchemars. Il faut dire aussi, comme nous l’avons déjà relevé à plusieurs reprises dans ce blog (voir nos chroniques « Les structures d’hébergement à long terme pour personnes âgées : la nécessité d’un changement de culture» ; « Vivre en EMS : une approche centrée sur la personne et la communauté » ; « Une prison sans barreaux et un monde du silence »), que l’organisation de la majorité des structures de ce type, et tout particulièrement celles qui sont destinées à l’accueil de personnes présentant une « démence », s’apparente très souvent, soit à une structure hôtelière médicalisée, soit à une structure de type « carcéral » (la « prison sans barreau » évoquée dans l’article susmentionné).
Cependant, un mouvement appelant à un changement de culture dans les structures d’hébergement à long terme s’est engagé depuis quelques années à offrir un véritable lieu de vie aux personnes âgées – y compris celles qui présentent une « démence » – et à contrer la solitude, le sentiment d’impuissance et de manque de contrôle sur sa vie, ainsi que l’ennui, qui constituent l’essentiel de la souffrance psychologique des personnes âgées institutionnalisées. Ce changement s’articule autour d’un certain nombre de points, qui peuvent être résumés comme suit (White-Chu et al., 2009 ; pour plus de détails, voir le chapitre 4 de notre livre « Penser autrement le vieillissement ») :
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Proposer des soins, des interventions et des aménagements de l’environnement individualisés, qui prennent d’abord en compte les souhaits et les habitudes des résidents ;
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Faire en sorte que les personnes gardent un sentiment de contrôle et de responsabilité sur leur vie et sur les événements quotidiens, ce qui implique d’entendre et de respecter leur point de vue, et aussi de les inclure directement dans les activités (soins, activités, liens avec la société, etc.) ;
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Constituer des environnements de vie de plus petite taille, plus proches des lieux d’habitation familiaux et habituels, avec une attribution constante du personnel aux mêmes personnes âgées, un accès à la nature et aux animaux, des relations intergénérationnelles et des connexions directes à la société ;
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Modifier le langage (pathologisant et souvent infantilisant) utilisé dans la vie quotidienne, en considérant que les mots sont de puissants moteurs de changement ;
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Ne pas pathologiser les comportements dits problématiques ; passer d’une interprétation essentiellement biomédicale qui attribue ces comportements à une « maladie » — démentielle, dépressive ou autre — à une interprétation qui prend en compte la signification des actions des résidents, ainsi que les facteurs relationnels, situationnels, contextuels et environnementaux pouvant avoir suscité ces comportements : les comportements ne sont plus considérés comme des symptômes comportementaux, mais comme des expressions comportementales ;
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Dans la même ligne que le point précédent, réduire la surconsommation de médicaments (notamment de psychotropes), parfois administrés sans que les personnes en aient connaissance, en les dissimulant dans une boisson ou de la nourriture, et sans que leur consentement ait été obtenu. Pour ce faire, il importe de développer des interventions psychosociales et environnementales individualisées ;
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Réduire l’aspect hiérarchique de la direction, en privilégiant des équipes de travail autogérées et en mettant en place des pratiques impliquant conjointement les membres du personnel (considérés comme des facilitateurs), les résidents et l’entourage de ces derniers.
Pourtant, alors que ce mouvement caractérisé par des soins centrés sur la personne connaît depuis deux décennies un net essor dans les structures d’hébergement à long terme pour personnes âgées dans les pays anglo-saxons et certains pays nordiques, il est encore balbutiant dans nos contrées. De beaux exemples existent tout de même en francophonie — et notamment en Romandie — et nous en avons découvert un tout près de chez nous, en banlieue genevoise.
Il s’agit de la Résidence Beauregard, un lieu d’hébergement à long terme accueillant 36 résidents avec d’importants troubles cognitifs (avec une « démence sévère »), souvent à l’issue d’un long séjour dans une unité de psychogériatrie, et souvent exclus ou refusés par plusieurs autres établissements de la région genevoise parce qu’ils avaient « atteint les limites de l’institution ». Pour donner une meilleure idée des difficultés que les résidents rencontrent, il faut savoir qu’il n’est pas possible de tenir une conversation suivie avec près de la moitié d’entre eux. C’est pourtant dans ce lieu qu’une approche résolument humaniste et centrée sur les résidents a été mise en œuvre depuis plusieurs années sous l’égide de sa directrice, Tiziana De Berti.
Nous vous invitons donc, dans cette chronique, à découvrir cette structure et son fonctionnement et à voir à quel point elle s’inscrit tout à fait clairement dans la lignée du changement de culture qui nous apparaît indispensable.
Implication de la directrice
Rappelons qu’un leadership sage est une condition sine qua nonpour induire un tel changement (voir notre chronique « Une prison sans barreaux et un monde du silence » ). Il est en effet crucial que la personne qui dirige l’établissement ait une vision claire de la philosophie qu’elle veut imprimer, de la manière dont cette conception et ce mode de fonctionnement peuvent être intégrés au fonctionnement quotidien, et aussi des moyens par lesquels elle va faire adhérer ses équipes à ce nouveau modèle. Et là, il n’existe pas de recette miracle : c’est par une implication directe dans les activités quotidiennes qu’elle va pouvoir servir de modèle, motiver et encourager les membres du personnel, en leur permettant ainsi de s’investir eux aussi dans le processus de changement.
A Beauregard, l’engagement de la directrice dans la vie de son établissement ne laisse aucun doute : on la retrouve auprès des lingères, des cuisiniers, des soignants, à l’écoute attentive des soucis des uns et des autres, donnant à manger à une résidante ou accompagnant un groupe de ses protégés en vacances — allant même jusqu’à veiller plusieurs jours d’affilée auprès d’une résidente angoissée par la solitude... Après un solide parcours en gestion et comptabilité, ainsi qu’une formation en gérontologie, sa formation initiale en lettres classiques s’est traduite à Beauregard par un profond humanisme, appliqué à chaque détail de la vie quotidienne. Le récit qui suit est tiré d’un long entretien avec Tiziana De Berti, mais aussi des observations que nous avons pu effectuer par nous-mêmes à Beauregard en de nombreuses occasions.
Passons le pas : visite des lieux
Ouvrons la porte… d’abord sur une anecdote : la résidence Beauregard, avant d’être une structure d’hébergement à long terme pour personnes âgées, était initialement un coquet hôtel de la périphérie genevoise. Il est d’ailleurs arrivé une fois qu’un monsieur en charmante compagnie vienne demander si une chambre était libre… Autant dire que les lieux n’évoquent guère un lieu médicalisé !
Si d’aucuns ont coutume d’aller voir les toilettes d’un restaurant pour se donner une idée de la qualité de l’établissement, l’entrée d’une structure d’hébergement à long terme laisse souvent présager de la philosophie qui y est mise en œuvre. Il est ainsi des lieux – notamment dans les structures les plus récentes – aux halls bétonnés, aseptisés et imposants, « design », mais qui évoquent plutôt l’entrée d’une administration, ou renvoient à la froideur clinique d’un couloir d’hôpital, plutôt que de dégager l’atmosphère d’un véritable lieu de vie, un lieu où des dizaines de personnes fragilisées vont être amenées à parcourir les derniers temps de leur existence. A Beauregard, l’entrée est discrète : un petit portail en fer forgé s’ouvre sur un jardin largement arborisé et fleuri, parcouru de sentiers accessibles – librement et à toute heure - à des personnes à mobilité réduite, dont un qui mène à l’entrée vitrée de l’établissement, un joli édifice de deux étages.
Vu de l’extérieur, on dirait une villa cossue. Transformé en résidence à long terme pour personnes âgées, le lieu a su garder l’atmosphère d’une habitation, coquette, avec des teintes vives et joyeuses –comme le sont aussi les blouses lilas et pervenche du personnel— et des fleurs dans les différentes pièces. Outre de nombreux petits espaces, lumineux, dans lesquels s’installer, on y trouve de larges fenêtres et des vérandas donnant sur les espaces extérieurs verdoyants où trottinent des lapins et de petits chiens – les espaces administratifs ayant été déplacés au sous-sol pour laisser un maximum d’espace aux 36 résidents de la maison.
Les aménagements des espaces communs présentent eux aussi l’intérêt d’être à l’échelle d’un lieu d’habitation individuel, ou peu s’en faut (la salle à manger constituant l’exception par la force des choses, de par une taille excédant évidemment celle d’un ménage – mais on notera que la vaisselle mélaminée est gaiement colorée, d’une marque danoise au style qualifié de « festif, fantaisiste et multicolore »).
Les résidents peuvent ainsi profiter librement de nombreux espaces tant intérieurs qu’extérieurs qui leur sont librement accessibles (aucun espace n’est fermé, hormis l’infirmerie qui contient les médicaments) et qui, de par leur taille et leur convivialité, les aident à s’approprier leur nouveau lieu de vie pour s’y sentir progressivement « à la maison ».
Considérations sur l’entrée dans l’établissement
De l’importance de se sentir chez soi, justement… La transition entre le domicile et la structure d’hébergement à long terme est le plus souvent vécue très difficilement par les personnes âgées confrontées à des troubles cognitifs et elle est également susceptible d’accélérer leur déclin cognitif. A Beauregard, elle fait l’objet d’une grande attention de la part des membres du personnel.
S’il n’est plus possible que la vie de la personne se poursuive comme elle était auparavant à son domicile, il importe par contre, pour créer le meilleur accueil possible, de bien comprendre ce que cette personne a vécu, de récolter un maximum d’informations sur son parcours de vie —familial et professionnel—, ses succès et ses échecs, ses goûts et dégoûts, ses valeurs, ses croyances, etc. Pour les équipes de Beauregard, un nouveau résident qui arrive, c’est tout un monde qui arrive et tout le personnel doit apprendre à le connaître et l’intégrer dans la vie de l’établissement. Ainsi, le projet à l’entrée de chaque nouveau résident est « […] de tout faire pour que la personne continue à vivre, et non qu’elle commence à mourir. Ici, c’est une maison avant d’être un lieu de soin ; on respecte les capacités et les faiblesses de chacun. Il s’agit de donner aux personnes le goût et la volonté de vivre ; et cela passe par la prise en compte de ce que la personne a été et de ce qu’elle veut être —même si elle est fragilisée—, par la possibilité qui lui est laissée de continuer d’avoir des souhaits et de les voir se réaliser. Cela passe aussi par l’intégration dans la société et le maintien du lien avec les gens que l’on aime. Si l’on n’a plus ça, on est mort ! ».
Démarches concrètes accompagnant l’entrée dans l’établissement
La plupart des résidents arrivent à Beauregard à la suite d’une hospitalisation en psychogériatrie, le retour à domicile (ou dans un autre établissement médico-social) étant jugé impossible. Dans les cas les plus fréquents, une assistante sociale de l’hôpital appelle Beauregard pour savoir si une place est disponible. Dans certains cas, un duo comprenant un animateur/une animatrice* et un infirmier/une infirmière* de la résidence se rend à l’hôpital pour rencontrer la personne âgée, ainsi que le personnel de l’unité de soins de l’hôpital psychogériatrique (l’assistante sociale et le chef de clinique responsable du ou de la patiente). Ce duo va alors réaliser une première estimation des besoins de la personne et s’assurer que le cadre de Beauregard lui sera adapté. En effet, au vu de l’importance des troubles cognitifs, voire comportementaux, de la plupart des résidents, il n’est, comme mentionné plus haut, plus guère possible de tenir une conversation suivie avec eux : une personne qui communique encore beaucoup verbalement risquerait ainsi de s’y sentir en décalage profond. Cette rencontre permet également d’apprécier la situation, à la fois clinique et psychosociale.
S’il semble possible qu’une entrée à Beauregard soit envisagée, la directrice de l’établissement prend contact avec la famille de la personne âgée –pour autant qu’elle en ait encore une– et lui propose une rencontre pour faire connaissance et découvrir la résidence. La famille vient, quand elle le souhaite, visiter les lieux et passer un moment dans la salle principale d’activités, afin de bien saisir l’ambiance et aussi de s’entretenir avec la directrice, ainsi qu’avec le duo animateur/infirmier qui a rendu visite à la personne à l’hôpital (ces personnes restant l’équipe de référence pour la personne âgée tout au long de sa phase d’intégration et, même, après son entrée dans l’établissement). C’est aussi le moment pour les proches d’exprimer leurs souhaits quant à la manière dont l’intégration à la vie de la maison pourrait se faire.
L’habituation à ce nouvel endroit de vie que sera Beauregard s’effectue de manière très progressive : la personne vient y passer quelques heures, puis une journée, deux à trois fois par semaine, et participe aux animations et à la vie de l’établissement, et ce pendant une période s’échelonnant de quelques semaines à quelques mois. Si la famille ne peut pas accompagner la personne, des membres du personnel vont la chercher, même si elle est à l’hôpital. Les proches sont toutefois vivement encouragés à être présents, dans la mesure de leurs disponibilités, afin de faciliter la transition. Enfin, le jour de l’entrée dans l’établissement, ce sont les duos « animateurs et infirmiers » de référence qui vont chercher la personne chez elle ou à l’hôpital avant le déjeuner, auquel la famille est également conviée, si elle n’a pas eu la possibilité de l’accompagner lors de son arrivée.
Durant toute cette phase d’accueil, une attention particulière est prêtée aux réactions de la personne. La directrice nous rapporte que la transition n’est pas toujours aisée, mais que, pour elle et son équipe, jamais une personne ne doit être « catapultée » dans l’établissement. Elle évoque par exemple le souvenir d’une résidente très agitée, venue d’un hôpital psychogériatrique, et qui, avant son installation définitive, est venue avec sa nièce passer plusieurs jours par semaine à la résidence Beauregard, durant des périodes progressivement plus longues. Il faut rappeler ici que les hospitalisations aigües ou des séjours en dehors du domicile peuvent provoquer ou aggraver des problèmes confusionnels et des problèmes comportementaux, lesquels vont induire une détérioration du fonctionnement cognitif (voir notre chronique « L’entrée dans une structure d’hébergement à long terme est associée à un déclin cognitif accéléré chez les personnes ayant reçu le diagnostic de "maladie d’Alzheimer" »). Lors de ses premières visites à Beauregard, cette dame âgée s’agrippait aux barrières du jardin en criant que son train l’attendait et qu’elle devait rentrer chez elle. Après deux mois de visites régulières, elle s’est apaisée et, lorsque sa nièce lui rendait visite, elle lui disait combien elle aimait rentrer chez elle, ici (à Beauregard)…
Un autre exemple d’intégration concerne celui d’un homme passionné de randonnée en montagne, mais qui avait perdu le sens du temps et de l’espace et qui, dès lors, se perdait souvent. Sa compagne ne pouvant plus assurer sa sécurité au quotidien, une entrée à Beauregard a été préparée. Avant son entrée, des marches en montagne ont été organisées, qui réunissaient la personne âgée, sa compagne, des résidents et des membres du personnel. Lorsque ce monsieur est définitivement entré à Beauregard, il s’est déclaré très satisfait, en considérant que c’était « comme une cabane (de montagne) bien confortable ».
Et après l’entrée à Beauregard
Les informations concernant la personne et ses proches sont réunies dans un dossier qui est mis à la disposition des équipes de l’établissement, afin de faciliter les interactions avec les résidents de la manière la plus individualisée possible. Par ailleurs, des réunions régulières (2 à 3 par année) sont planifiées avec les résidents et leurs familles pour faire le point sur l’intégration au sein de la structure.
Dans l’esprit de l’établissement, il s’agit toujours de faire le maximum pour que la vie se poursuive au plus près des souhaits de la personne, dans le respect de ce qu’elle est, de ce qu’elle a été et de l’image qu’elle a d’elle-même. Jamais, un résident ne sera considéré comme « le patient de la chambre 12 qui a une insuffisance cardiaque », mais bien comme « Mme Tissot, une ancienne horticultrice, passionnée de photographie, qui a élevé cinq enfants et a gravi presque tous les sommets des Alpes avec son mari ». Par ailleurs, une équipe de référence est formée pour chaque personne. Cette équipe comprend, outre le duo animateur/infirmier qui a accompagné le passage entre le domicile ou l’hôpital et la résidence, un infirmier de nuit, un aide-soignant de jour et un aide-soignant de nuit. Ce sont ensuite toujours les membres de cette équipe qui interagissent de manière préférentielle avec la personne : ils peuvent ainsi répondre au mieux aux attentes des résidents et mettre en place un attachement affectif avec la personne (devenir des « objets d’attachement »).Plus spécifiquement, leur connaissance de la personne leur permet de déceler rapidement des changements subtils affectant la réalisation de certaines actions, la participation aux activités, l’alimentation, la respiration, ou encore le sommeil.
Signalons ici que des études ont suggéré que la possibilité donnée à des personnes âgées avec troubles cognitifs de tisser des liens d’affection véritables et consistants limiterait significativement la fixation que font bon nombre de résidents sur leurs parents décédés – problème dont la prévalence dans les structures d’hébergement à long terme est estimée entre 54 et 60%, et qui amène à des comportements tels qu’appeler les parents, les chercher, poser des questions sur leur état ou encore demander de quitter la structure d’hébergement pour leur rendre visite. (voir la chronique « La fixation sur les parents chez les personnes âgées présentant un vieillissement cérébral/cognitif problématique »).
Philosophie de l’accompagnement au sein de l’établissement et formation du personnel
Pour la directrice de Beauregard, il faut avant tout donner aux résidents la possibilité d’exprimer leurs souhaits, et leur conserver le goût de la vie : « […] En d’autres termes, il faut leur permettre de mourir en étant vivant jusqu’au bout ! Si tu n’as plus d’envies, plus de famille, plus de choix, plus de place dans la société, tu es morte ! ». En effet, un des éléments clé d’une approche centrée sur la personne est de lui permettre de garder un sentiment de contrôle et de responsabilité sur sa vie et sur les événements quotidiens, ce qui implique d’entendre et de respecter son point de vue, et aussi de l’inclure directement dans les activités (soins, activités, liens avec la société, etc.). Nous reviendrons ultérieurement sur la manière dont ces questions sont abordées à Beauregard.
Pour que cette vision ne soit pas que l’expression d’un vœu pieux, le personnel de Beauregard —qu’il soit des soins, des loisirs, des cuisines ou de la logistique— est fortement sensibilisé à la prise en compte de la personne âgée, comme un autre soi-même (personne n’étant à l’abri du vieillissement), avec son bagage de vie, ses forces et ses faiblesses : l’accompagnement et le langage ne doivent jamais être condescendants ou infantilisants.
Tiziana De Berti insiste sur la nécessité de toujours porter son attention sur la personne, de l’écouter et d’exploiter des compétences préservées. Il n’est pas question ici de pitié ou de compassion, mais d’offrir aux personnes âgées le meilleur soutien possible pour qu’elles continuent de goûter à la vie. Comme le résume la directrice : Les résidents ne sont pas là par choix, cela leur est imposé. Si on les fait vivre comme dans un hôpital, avec des horaires, des contraintes diverses, qu’on ne leur propose pas de sorties, qu’on ne leur laisse pas d’alternatives, il vaut mieux mourir ! Quand les équipes choisissent d’offrir une autre forme d’accompagnement, elles doivent le faire de la meilleure manière possible !
Ces valeurs sont transmises aux équipes par des formations spécifiques (proposées par des organismes extérieurs à l’institution ou en interne), de façon bimensuelle, et auxquelles sont conviées tous les équipes du personnel. Ces formations visent à les sensibiliser à la manière de se comporter pour garantir la dignité et la qualité de vie des résidents, dans le respect de leur individualité. Des situations concrètes sont ainsi analysées, comme, par exemple, le bruit dans la salle à manger, le fait de parler d’un résident à la troisième personne en sa présence, ou se disputer entre membres du personnel en présence des résidents, etc.
Ensemble pour les résidents
Un autre élément important est de développer, au sein du personnel, une pensée interdisciplinaire : le sentiment d’œuvrer ensemble au but commun qu’est l’optimisation du bien-être individuel des personnes âgées résidant à Beauregard. Les réunions d’équipes sont aussi l’occasion de valoriser le rôle de chacun dans la poursuite constante de cet objectif : par exemple, les lingères sont sensibilisées au fait qu’elles contribuent au maintien de l’identité et de l’apparence des résidents par les soins apportés à leurs vêtements ; les responsables du nettoyage et du jardin au fait qu’ils assurent la qualité, la propreté et la sécurité de l’environnement ; les cuisiniers au fait que les résidents ont toujours du plaisir à manger - selon leurs goûts ; les équipes de soins au fait qu’elles fournissent le soutien nécessaire aux personnes - mais en favorisant aussi au maximum leur autonomie ; les services d’animation au fait qu’ils proposent des activités aussi individualisées que possible ; l’administration au fait qu’elle veille à la bonne gestion des intérêts des pensionnaires. Quant à la direction, elle se doit d’assurer la complémentarité des équipes afin de garantir leur synergie et un accompagnement aussi personnalisé que possible. Des ajustements peuvent ainsi être nécessaires, car l’adoption d’une approche centrée sur la personne, au quotidien, requiert une attention de chaque instant. Il en a ainsi été d’une grosse colère de la directrice, un jour d’été très ensoleillé, où le repas des résidents leur avait été servi dans la salle à manger alors que le personnel s’était, quant à lui, installé dehors pour déjeuner (en règle générale, en été et quand le temps le permet, tout le monde mange dehors à midi et le soir)…
Des équipes organisées pour une meilleure personnalisation des soins
La mise en place d’équipes de référence permet la création de liens privilégiés et affectueux entre des résidents et des soignants. Cela s’exprime souvent par de petites attentions pour les résidents, comme, par exemple, une carte postale envoyée ou un souvenir rapporté des vacances.
Plus concrètement, la possibilité de s’occuper de manière privilégiée de quelques résidents dont les habitudes sont bien connues permet aussi d’être plus efficace dans les interactions et de disposer de plus de temps pour le « superflu essentiel », à savoir du temps de communication et de partage véritablement centré sur la relation. Cela est d’autant plus important quand on sait que, pour bien des personnes présentant des troubles cognitifs et résidant dans des structures d’hébergement à long terme, les interactions avec les membres du personnel constituent pratiquement les seuls contacts sociaux qu’elles peuvent avoir, et que ces interactions sont très peu fréquentes, le plus souvent (77% des cas) non verbales et dirigées vers des tâches « utilitaires » d’hygiène, d’alimentation ou de soins (voir Ward et al., 2008). Le personnel dispose aussi du temps nécessaire pour apaiser une personne particulièrement agitée. Ainsi, il n’est pas rare qu’un membre du personnel passe une demi-heure assise auprès d’une personne en lui tenant la main pour la tranquilliser.
Autre originalité de l’établissement, les responsabilités sont partagées à tour de rôle au sein des équipes (de soins, d’animation, de cuisine…) selon un tournus quotidien (exception faite des stagiaires) ; les personnes désignées sont alors responsables de l’organisation et du bon fonctionnement de la journée, ainsi que de la communication avec les autres services. Si, par exemple, un des cuisiniers souhaite faire une journée sur le thème du chocolat, il va pouvoir se mettre en contact avec son ou sa collègue de l’animation de sorte que soit organisée ce jour-là la visite d’une fabrique de chocolat. Comme les membres du personnel sont d’origines et de cultures assez différentes, ils apportent à tour de rôle leur sensibilité au fonctionnement de l’établissement. En cas de besoin, les cadres peuvent procéder à quelques réajustements, en expliquant pourquoi ils sont nécessaires, mais, en règle générale, il y a une autorégulation qui s’exerce spontanément entre les membres du personnel.
Autre caractéristique originale de l’établissement, une partie de l’équipe d’animation et des membres du personnel organisent les vendredis après-midis des « mises en scènes » qui permettent d’une part aux personnes (résidents comme membres du personnel) de se présenter, de dire ce qu’ils aiment ou non, mais aussi de scénariser les événements de la semaine, y compris des conflits qui ont pu avoir lieu, ce qui permet de dédramatiser certains moments, voire d’en rire carrément avec le recul. Un espace de parole est également organisé une fois par mois pour le personnel.
L’organisation du quotidien au service du bien-être
L’accent à Beauregard est clairement mis sur des soins, des interventions et des aménagements individualisés, qui prennent prioritairement en compte les souhaits et les habitudes du résident. Par exemple, les heures de réveil ou de coucher ne sont pas imposées —ce que nous avons pu vérifier lors d’une discussion tardive avec la directrice : à 22 heures largement passées, une résidente se promenait dans le jardin et fumait une cigarette. Il en va de même pour les heures de visite, de nombreuses familles venant plutôt le soir.
De plus, un maximum est fait pour que les personnes gardent un sentiment de contrôle et de responsabilité sur leur vie et sur les événements quotidiens. Pour tout acte, et même si elle a des difficultés importantes sur le plan communicationnel, on demande l’autorisation à la personne (« Vous permettez… ? »), on l’informe et on lui propose des alternatives. Il en est ainsi, par exemple, pour l’envie ou non de se lever, le choix dans l’habillage ou la coiffure (voir plus bas), l’envie ou non de faire une sieste, le service du repas ou la participation à une activité, etc.
Pour préciser la manière dont cette manière de concevoir l’accompagnement des résidents se traduit concrètement à Beauregard, il n’y pas mieux qu’une description du déroulement d’une journée-type…
Une journée à Beauregard
La journée débute quand les résidents le souhaitent. Le personnel frappe à la porte, mais n’entre pas avant d’avoir reçu une réponse ; si la personne dort, on la laisse dormir (jusqu’à 9h. au maximum -sauf occasion exceptionnelle- , afin que les personnes puissent prendre leur petit déjeuner, tout en gardant de l’appétit pour le repas de midi) ; si la personne est réveillée, on lui demande si elle veut que l’on allume la lumière, si elle souhaite qu’on l’aide pour sa toilette, si elle veut prendre son petit-déjeuner et si elle veut ce dernier dans sa chambre ou dans la salle à manger. Si elle le souhaite, elle peut se rendre à la salle à manger en robe de chambre, comme elle pourrait le faire chez elle. Elle décide aussi du moment auquel elle a envie de se laver (avant ou après le petit déjeuner).
Pour la toilette, le personnel tient compte des habitudes des personnes (lavabo, douche, ou bain), tout en veillant à ce que les personnes puissent se laver ou être lavées au moins un jour sur deux, l’immense majorité d’entre elles ayant des problèmes d’incontinence. Pour le confort des résidents, Beauregard dispose d’un fauteuil de douche (sous la forme d’une coque) qui limite la crainte de chuter, ainsi que d’un dispositif permettant de prendre une douche tout en restant couché dans un lit. Il peut cependant arriver que quelqu’un s’oppose à ce qu’on l’aide à se laver. Dans ce cas, la première réponse des membres du personnel de Beauregard est d’attendre un moment (« Vous ne voulez pas prendre votre douche maintenant ? Ce n’est pas grave, on reviendra plus tard. ») et d’interroger ultérieurement la personne, éventuellement en lui proposant d’être aidée par une personne avec laquelle elle a plus d’affinités ; si le refus persiste, il s’agira d’examiner d’où vient ce comportement : la personne s’est-elle sentie brusquée, a-t-elle mal, a-t-elle un ressenti négatif envers un ou une soignante ? La directrice, qui est perçue comme ayant un rôle différent de celui des équipes de soins, intervient parfois de façon indirecte, par exemple en suggérant à un monsieur qu’il aurait bien meilleure mine avec les joues rasées. Les oppositions répétées font l’objet de réunions d’équipe, durant lesquelles les diverses personnes intervenant auprès d’un résident partagent leurs observations et leurs hypothèses, afin de tenter de comprendre l’origine de l’opposition et de trouver comment la résoudre.
Concernant l’habillement, les soignants ne doivent en aucun cas préparer les vêtements d’une personne à l’avance. Au moment de se vêtir, la personne est installée sur une chaise devant son armoire et, si elle peut s’exprimer verbalement, on lui demande ce qu’elle a envie de mettre (type de vêtement, couleur, longueur…). Sinon, on lui propose des alternatives en lui montrant deux vêtements et l’on procède à des essayages. Si la personne manifeste son mécontentement, on essaie un autre habit, et plusieurs essais peuvent s’avérer nécessaires.
Dans la suite de la matinée, les personnes qui en ont besoin reçoivent des soins médicaux, mais cela inclut également des soins de bien-être : une réflexologue intervient deux fois par semaine, de même qu’une masseuse qui a notamment pour but d’améliorer les problèmes de dos liés au maintien constant d’une position assise ou couchée. Il faut relever qu’une pièce a été transformée en salon de coiffure dans l’annexe de la maison, avec une coiffeuse venant régulièrement, ce qui donne aux résidents le sentiment d’aller se faire coiffer à l’extérieur. Une esthéticienne intervient également. A ce propos on relèvera que le personnel se base, quand c’est possible, sur des photos pour aider les personnes à garder l’apparence qu’elles avaient préalablement à leur installation dans la résidence.
A midi, comme presque toutes les personnes (33/36) ont besoin d’aide ou de stimulation pour s’alimenter, tous les membres du personnel de soins et d’animation sont mobilisés et deux services sont proposés. Dans un premier temps, les personnes grabataires sont levées - habillées - et amenées dans la grande véranda lumineuse, à l’écart du bruit et de l’agitation du service, où elles profitent de la vue sur le jardin et d’une musique de fond.
Le cuisinier passe alors avec son chariot et propose 2-3 plats, ainsi qu’un éventuel menu de remplacement (p. ex., une omelette) pour les personnes à qui les plats du jour ne conviennent pas. Tous les plats servis sont confectionnés sur place à partir de produits frais et une cuisine a été installée à l’extérieur pour faciliter le service durant l’été. Du vin est servi avec le repas pour celles ou ceux qui l’apprécient. Notons encore que l’équipe des cuisines veille à varier les plaisirs (raclette, tartiflette, polenta, brisolée…), sollicite l’avis des résidents et leur propose régulièrement des plats typiques de leur culture. Le jour de leur anniversaire, ce sont les résidents qui choisissent leur repas et un gâteau, ainsi qu’un verre de champagne, sont offerts à tous les résidents. Rappelons encore que la vaisselle utilisée – en mélaminé – est joliment décorée, vivement colorée, et offre ainsi un net contraste avec la table.
Pendant que les personnes les moins autonomes dînent, les autres, avant de passer à table dans la salle à manger, prennent un apéritif – par exemple un verre de vin blanc ou un jus de fruits – avec de petits amuse-gueules, parfois en musique, parfois en faisant un jeu ou en profitant d’une autre activité.
La journée se déroule ensuite selon les activités du jour, qui sont détaillées plus bas. En fin d’après-midi, certains résidents sont très fatigués et préfèrent dès 18h prendre un repas au lit. Les autres sont invités à souper dès 18h30, toujours en présence du cuisinier qui peut offrir une possibilité de changement à la personne à laquelle le repas ne conviendrait pas. Des activités sont proposées jusqu’à 20h. Certains personnes rejoindront leurs chambres, alors que d’autres préféreront rester dans les salles communes où se trouvent trois télévisions. Les équipes de nuit arrivent dès 20h et proposent des tisanes ou du café avec, selon les soirs, de petits biscuits, des gâteaux, une mousse aux fruits, des chocolats (sous forme de lapins à l’approche de Pâques)…
Les personnes ont ensuite jusqu’à minuit pour rejoindre leur chambre et se coucher avec l’aide des veilleurs de nuit. Les horaires de coucher et de lever ne sont pas définis en fonction des horaires des équipes, mais bien des habitudes individuelles ; les équipes soignantes ont bien relevé que l’angoisse des résidents lorsqu’on les reconduit dans leur chambre à un moment donné disparaît souvent complètement si on les accompagne à un autre moment qui correspond mieux à leurs habitudes antérieures. On soulignera aussi ici que le respect des rythmes individuels et l’offre d’activités adaptées durant la journée fait que les problèmes de sommeil sont relativement peu fréquents : seuls trois résidents (sur 36) reçoivent des somnifères !
Autre particularité de l’établissement : même si les personnes âgées de la maison ont presque toutes des problèmes d’incontinence, on les conduit tout de même au moins trois fois par jour aux toilettes. Et elles ne portent pas de couches, mais des sortes de slips renforcés, dans le souci de respecter au mieux leur dignité. Mais, même dans ce contexte, les membres des équipes ne sont pas à l’abri d’un faux pas : une vieille dame italienne s’énervait ainsi vivement et envoyait balader les équipes lorsqu’on lui demandait si elle souhaitait aller aux toilettes ou être changée après le repas de midi. Les équipes de soin se sont donc interrogées sur le motif de ce refus et l’histoire de vie de cette dame. Il est ainsi apparu qu’elle était issue d’un milieu modeste, mais avait fait des études et avait été très libre toute sa vie durant. Jamais mariée, elle avait résisté pendant la Deuxième Guerre mondiale, avait été militante féministe et avait été la première de sa famille à travailler dans le milieu bancaire, dans lequel elle avait assuré d’importantes responsabilités. Elle arrivait de l’hôpital de psychogériatrie, où elle avait été amenée consécutivement à des « actes de violence » envers des soignants : dans l’établissement dans lequel elle résidait précédemment, elle s’endormait à peu près n’importe où, ou plongeait dans une sorte de béatitude. Or les soignants la réveillaient systématiquement, raison pour laquelle elle leur a asséné des coups de poings, ce qui lui a valu une bonne dose de neuroleptiques et une hospitalisation pour agressivité… Connaissant la force de caractère et le parcours de la dame, les équipes de Beauregard ont pu considérer la situation différemment et son point de vue a pu être pris en considération. En l’occurrence, ce n’était pas parce qu’elle avait des problèmes d’incontinence que cela justifiait qu’on lui demande si elle voulait être accompagnée aux toilettes « devant tout le monde » (même très discrètement) ; ce faisant, on ne respectait pas son estime d’elle-même et la manière dont elle souhaitait qu’on lui parle.
Des activités tenant compte des intérêts des résidents, ouvertes sur la société et porteuses d’inattendu
Les activités proposées au sein de l’établissement sont aussi focalisées sur les intérêts et les valeurs des personnes, leur possibilité de développement, leur bien-être physique et affectif, le maintien d’un rôle social, et donc l’ouverture sur la société.
Elles se partagent entre des projets individuels, établis chaque semaine en fonction des intérêts spécifiques de chacun, et des activités proposées à de petits groupes de résidents en fonction de leurs intérêts. Au niveau des activités individuelles, telle dame tient à se rendre régulièrement sur la tombe de son mari au cimetière, telle autre veut aller faire des achats d’habits ou encore aller prendre un repas le lundi à midi à la maison de quartier, comme elle en avait l’habitude lorsqu’elle habitait chez elle, et elles seront ainsi accompagnées par un membre de l’équipe d’animation.
Si leur mobilité le permet, les résidents peuvent, toujours en étant accompagnés, bien sûr, accomplir des démarches officielles (par ex., des renouvellements de permis pour les étrangers, le vote, …) en se rendant dans les lieux administratifs concernés et ce faisant, ils demeurent des citoyens à part entière. Mais alors, chaque sortie à visée utilitaire à l’extérieur de Beauregard s’accompagne d’une activité plaisante : on ira boire un café ou se balader un peu dans le quartier après le rendez-vous chez le médecin… Il est également à souligner que, même lorsque les transports sont assurés par des services spécialisés extérieurs, un membre du personnel accompagne toujours le ou la résidente, afin qu’elle ne se retrouve jamais seule et totalement désorientée quelque part.
Par ailleurs, dans le souci de maintenir bien ancré leur sentiment d’identité et de continuité de leur existence, des visites sont régulièrement organisées dans les quartiers dans lesquels les personnes habitaient. Il arrive également que Beauregard organise pour certaines d’entre elles un repas dans leur ancien lieu de travail, avec leurs collègues d’alors. En ce qui concerne la dimension spirituelle des résidents, outre des offices religieux qui sont organisés toutes les semaines, les personnes pratiquantes sont accompagnées une fois par mois par un des animateurs dans le lieu de culte qu’elles fréquentaient avant leur entrée à Beauregard.
L’individualisation des activités concerne également l’accès à des soins de bien-être : massages thaï, réflexologie, massages restructurants destinés aux personnes qui sont en chaise roulante pour agir sur leurs possibles douleurs…
En ce qui concerne les activités plus générales, un programme vient rythmer la semaine et différencier les jours les uns des autres : par exemple, lundi, c’est la gym et l’expression créative, mardi se tient la célébration des offices religieux et l’esthéticienne vient, etc. Un atelier « beauté » hebdomadaire contribue au maintien d’une bonne image de soi : une animatrice aide les résidentes à se faire les ongles, à s’appliquer un masque de soins, à se maquiller selon leurs habitudes (en s’appuyant au besoin sur des photographies antérieures de la personne).
Au niveau de l’activité physique, les résidents peuvent participer à des activités de tai-chi ou de gymnastique pour seniors dans le cadre de l’établissement, mais ils peuvent aussi se rendre à un thé dansant pour personnes âgées et se promener au marché aux puces (et rappelons que l’accès au jardin de la résidence est ouvert en tout temps et est largement utilisé) !
Les résidents sont aussi impliqués, dans la mesure de leurs moyens, dans des activités créatives. Certains préparent du matériel pour les fêtes à venir, aident à la préparation des goûters de l’après-midi, décorent les tables (ou tiennent à les débarrasser). Ils peuvent également participer à un atelier de chant hebdomadaire, à de petites pièces de théâtre organisées tous les vendredis après-midi et mettant en scène la vie de l’établissement durant la semaine écoulée ou encore à un atelier d’expression créative, mis en place depuis un an en collaboration avec l’association VIVA (qu’une de nos chroniques décrivait : « VIVA : valoriser et intégrer pour vieillir autrement »).
Cet atelier d’expression créative, proposé à un petit groupe de 3-5 résidents, est basé sur une méthode développée par une professeure d’art dramatique états-unienne, qui permet à des personnes âgées avec troubles cognitifs de laisser libre cours à leur instinct narratif et créatif : on leur présente des images incongrues ou drôles (pour ne pas les inciter à chercher à tout prix un souvenir précis dans leur mémoire) et on les encourage à produire un récit à partir de ces images. Des personnes facilitatrices encouragent le processus, notamment en posant des questions ouvertes et en insistant sur le fait qu’il n’y a pas de réponses incorrectes. Toutes les productions sont régulièrement retranscrites, y compris les productions sans signification apparente, pour être incorporées dans un poème en prose. Par ailleurs, les personnes facilitatrices relisent régulièrement l'histoire déjà racontée par le groupe et font également en fin de séance la lecture de la production finale. Cette méthode encourage ainsi l’imagination, plutôt que d’imposer une charge sur la mémoire. De plus, la fantaisie et la créativité qui émergent au fil des sessions enlèvent aux participants la pression de parler et d’agir de manière rationnelle, cohérente et mettent en avant leurs capacités préservées et leur potentiel créatif (pour en savoir plus, voir l’article « Timeslips : le pouvoir de l’expression créative et des récits »). Les textes créés lors de ces rencontres ont été réunis dans un livre et les récits, ainsi que le livre, ont été présentés au public lors d’une après-midi festive sur divers supports : tableaux illustrés, bricolages, saynètes… Il est à noter que ces derniers ont été réalisés conjointement par des résidents de Beauregard, des membres de l’association VIVA et des enfants d’une maison de quartier qui étaient tous conviés à la fête.
De manière plus générale, la résidence de Beauregard a toujours le soin de s’ouvrir à la communauté locale et organise ainsi souvent des visites d’enfants du quartier, qui adoptent des pensionnaires comme « grands-parents de cœur » et partagent avec eux des activités, telle la visite du Père Noël et de son âne, des fabrications de bricolages, des jeux dans le jardin (par ex., un but avait été installé lors du dernier Mondial de foot).
Beauregard a également développé un lien privilégié avec une structure d’accueil temporaire médicalisée pour personnes âgées qui se situe à proximité de l’établissement dans une maison de santé (Cité Générations), où ses animateurs interviennent une fois par semaine en proposant des activités individualisées aux personnes séjournant dans cette structure. C’est ainsi qu’une dame italienne s’est mise à faire la pasta à midi ; comme elle s’est en outre liée d’amitié avec une résidente de Beauregard, elle va désormais une fois par semaine partager un repas avec elle dans une maison de quartier et vient aussi cuisiner à Beauregard, dans une cuisine spécialement aménagée dans un joli pavillon extérieur.
L’établissement veille aussi à être toujours largement ouvert aux familles, qui peuvent venir à n’importe quelle heure, qui peuvent être reçues par la direction ou les cadres sans rendez-vous préalable et qui sont souvent invitées à partager des activités. Une fête est aussi organisée chaque année pour accueillir les petits-enfants des résidents.
Durant l’été, des grillades sont offertes durant les week-ends et les familles sont conviées à partager des événements tels que les fêtes de Noël ou de l’été, durant laquelle tout le jardin est aménagé, rempli de meubles de rotin et de décorations selon le thème choisi : ainsi, l’an dernier, un spectacle musical et vidéographique mettant en scène des souvenirs de femmes de marins a incité tout le personnel à adopter des tenues de marins et le buffet avait été arrangé sur de magnifiques barques en bois ! Ce fut aussi une occasion pour les cuisiniers de mettre tout leur talent et leur créativité en œuvre, avec de multiples amuse-bouche aux saveurs marines, un stand de moules-frites, un stand de crêpes bretonnes et un stand de dégustation d’huîtres -qui a particulièrement réjouit une résidente, qui n’en avait jamais goûtées et pour laquelle c’était un plat réservé aux riches (avant les fêtes de fin d’année, c’était aussi dégustation de divers foies gras, de chocolats et de champagne !). Des menus thématiques sont également proposés lors des grands événements sportifs mondiaux (Euro ou Mondial, Tour de France, compétitions de tennis…), durant lesquels les compétitions, que les familles sont également invitées à venir suivre, sont retransmises sur un grand écran.
On ne s’étonne guère que dans ces conditions les familles participent largement aux activités et festivités de l’établissement. Elles ont d’ailleurs créé une association des proches de résidents de Beauregard (« Les amis de Beauregard ») et il est remarquable de noter que certains continuent à y adhérer plusieurs années après le décès de leur proche ! Si les familles peinent à se déplacer, les équipes de Beauregard peuvent conduire les résidents au domicile des proches. Au cas où certains proches s’impliquent peu, la direction tente de les inciter à s’investir davantage, par exemple par une invitation personnelle, signée du ou de la résidente, à une activité de l’établissement, ou par l’organisation d’une surprise à l’intention du résident (« Nous vous proposons de lui faire la surprise d’un repas chez vous et viendrons avec elle samedi prochain, est-ce que vous êtes d’accord ? »). Dans ce contexte, un animateur a conduit une résidente à plus de 150 km de Genève pour un repas avec son fils…
En rappelant que les résidents de Beauregard présentent tous des problèmes cognitifs et fonctionnels importants (une « démence sévère »), il importe également de mentionner l’organisation de vacances à la montagne ou à en Italie (à Florence), la participation à des concerts dans ou hors de l’établissement, l’organisation de conférences courtes et illustrées dans la résidence (p. ex., sur le Pôle Nord, en présence de chiens de traîneaux…), etc.
Conclusions
On voit bien comment les principes du changement de culture dans les structures d’hébergement à long terme évoqués en introduction se traduisent à Beauregard par des démarches concrètes permettant à la personne âgée de rester dans la continuité de sa vie, de faire des choix et de prendre des décisions, et d’avoir le sentiment d’être reconnue dans son identité.
Bien des éléments témoignent subjectivement de la qualité de vie à Beauregard, consécutive à la mise en pratique de cette approche. Pour les visiteurs occasionnels dont nous faisons partie, même s’il arrive souvent que des personnes déambulent, marmonnent dans leur coin, elles sont acceptées, accompagnées, l’atmosphère est très paisible et l’on a le sentiment d’entrer chez quelqu’un, de rejoindre les habitants d’une maison, et non pas d’entrer dans une institution de soins. On peut souligner aussi l’appétit des résidents, leurs sourires lors des activités, l’enthousiasme manifeste des équipes, l’implication des familles…
Aucune étude formelle n’a été réalisée à ce jour pour objectiver quantitativement les bénéfices apportés au niveau du bien-être des résidents, mais il existe plusieurs indicateurs intéressants :
Le premier concerne les prescriptions médicamenteuses : en effet, bien que la quasi-totalité des résidents s’installent à Beauregard suite à un séjour prolongé en psychogériatrie (et après avoir été exclus ou refusés par les autres structures d’hébergement à long terme du canton en raison de l’ampleur de leurs troubles comportementaux), 81% des résidents (soit 29 personnes) ont vu leur traitement psychotrope baisser significativement comparativement à leur traitement d'entrée et 44% des résidents ne reçoivent actuellement aucun psychotrope (ils n’étaient que 10% en 2005, quand Tiziana Schaller (De Berti) a pris la direction de l’établissement ; voir aussi notre chronique « Une consommation élevée de médicaments dans les structures d’hébergement et de soin à long terme en Belgique »). Rappelons également que seuls trois résidents sur 36 reçoivent des somnifères.
Ces observations suggèrent bien que l’adaptation de l’environnement (physique et humain) permet d’avoir une incidence significative sur les difficultés comportementales et psychologiques des personnes âgées présentant un vieillissement cérébral problématique.
Il faut aussi signaler que ce mode d’organisation centrée sur la personne, ainsi que les opportunités données au personnel de passer du temps avec les personnes âgées, de pouvoir trouver des solutions face à des situations difficiles, de faire partie d’une structure qui réfléchit sur sa pratique et de bénéficier d’une supervision sont autant d’éléments qui contribuent à la satisfaction au travail, laquelle se traduit ici par une remarquable fidélité des équipes : les collaborateurs travaillent dans l’établissement en moyenne depuis 7 ans et 8 mois (soit un roulement inférieur à 5% sur les 10 dernières années). Les plus anciens collaborateurs ont 23 et 21 ans d’ancienneté dans la maison et les plus jeunes 4 ans –auxquels il faut ajouter deux jeunes femmes qui viennent de s’ajouter dernièrement comme apprenties. Autre chiffre remarquable, le taux d’absentéisme, qui se situe autour de 2.6% y compris les congés maternité (à titre comparatif, il dépasse largement les 10% dans la moyenne cantonale ; voir sur ce thème notre chronique « Une approche centrée sur la personne dans les structures d'hébergement à long terme : un déterminant important de la satisfaction au travail du personnel »).
Il faut enfin souligner que la résidence Beauregard fonctionne sur le même mode de financement et de subventionnement que les autres structures d’hébergement à long terme du canton de Genève et que le prix de pension par résident se situe dans la moyenne des prix pratiqués par ces dernières – il est même significativement plus bas que celui d’autres établissements spécifiquement destinés à des personnes âgées présentant des troubles cognitifs importants. La différence qualitative réside notamment dans le fait que Beauregard a réduit au maximum la structure administrative pour privilégier les activités d’accompagnement des résidents (ce qui se traduit par un quasi doublement des postes d’animation comparativement à la moyenne cantonale).
Le mot de la fin appartient à la directrice : « C’est possible parce que j’y crois ! »
Cette chronique est bien sûr dédiée à toutes celles et ceux qui font de la résidence Beauregard ce qu'elle est !
* Par souci d’alléger le texte, les termes employés pour désigner des personnes seront désormais pris au sens générique ; ils ont à la fois valeur d'un féminin et d'un masculin.
Van der Linden, M., & Juillerat Van der Linden, A.-C. (2014). Penser autrement le vieillissement cérébral et cognitif. Bruxelles : Mardaga (chap. 4).
Ward, R., Vass, A.A., Aggarwal, Garfield, C., & Cybyk, B.A. (2008). A different story: exploring patterns of communication in residential dementia care. Aging & Society, 28, 629-651.